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LA TIJANNYA DE FES A TIVAOUANE 
 
 
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Al Amine

La montée des Tidjanes 
 
Le Monde 18/01/1981 
 
 
" Sy, Sy, Sy, "", répètent d'une voix monocorde les fidèles qui se pressent pour serrer avec ferveur ses mains entre les leurs, comme pour communier à la sainteté dont il est censé être porteur. Dans la rue au-devant de lui, sur le seuil de sa maison, l'affluence est si grande qu'il faut de longs moments pour se dégager de la foule des dévots. En ville, les automobilistes stoppent leurs véhicules au milieu de la chaussée et descendent répéter la même mimique, à laquelle il répond inlassablement sur un ton à la fois bienveillant et étrangement lointain, rythmant ,de façon répétitive le nom de son interlocuteur, " Seck, Seck, Seck" ou bien " Cissé, Cissé, Cissé ".  
Elégant octagénaire drapant sa haute silhouette dans une ample djellaba bleu ciel à. capuchon, les pieds chaussés de babouches immaculées, Serigne Abdul Aziz Al Amine, porte-parole de la confrérie musulmane des tidjanes et président de la Fédération des associations islamiques du Sénégal, est un excellent agent de relations publiques. Professeur d'arabe, il manie avec la même aisance la langue française et réserve toujours un accueil empreint de cordialité aux visiteurs de passage à. Tivaouane. Située à une heure de route de Dakar, cette petite ville est à la fois un important point de traite des arachides et le berceau du. Tidjanisme, secte qui, fondée au Maroc par un Algérien, a essaimé en Mauritanie et s'est considérablement développée au Sénégal dès 1820. 
Tivaouane abrite la. résidence du calife général des tidjanes, sert de cadre une fois l'an au pèlerinage du gamou, qui rassemble, tous les fidèles du calife et est, avec Touba, capitale de 1a secte des mourides, un des hauts lieux de l'islam sénégalais. 
Tolérance 
Villa cossue à étages, la résidence du calife est en cours d'extension. Sur le chantier, chacun rivalise d'adresse fait assaut de rapidité. Les murs montent à vu d'œil, tandis que l'émulation ne cesse de croître d'un échafaudage à l'autre. Lorsque Abdul Aziz ''Al Amine'' traverse la cour, où s'entassent les pieux tidjanes venus rendre hommage au chef de la confrérie, les ouvriers et les manœuvres augmentent la cadence, comme s'ils voient que le porte-parole de la confrérie et ses hôtes puissent porter témoignage de leur dévouement et de leur zèle. 
Au premier étage, on aperçoit par une fenêtre le double, minaret de béton ajouré, surmonté d'un bulbe, qui couronne l'une des mosquées de la ville. Parent et homonyme du calife, Abdul Aziz Al ''Amine'' jette un regard rapide sur les deux télévisions à écran panoramique et sur les deux chaînes hi-fi qui trônent au milieu d'ouvrages modernes en langue arabe sur les tapis de haute laine, commente photographies et portraits fixés aux parois et entame une longue conversation en affirmant: " Il ne suffit évidemment pas d'être musulman. L'individu, quel qu'il soit, a besoin à un soutien moral permanent que seul le marabout est en mesure de lut assurer..." A entendre serigne Abdul Aziz ''Al Amine'', les Tidjanes sont hostiles à tous les excès. Ils tournent résolument le dos au fanatisme. Ils croient à l'unicité de l'islam. Ils ne sont pas en concurrence avec les mourides, dont, dit-il, " les deux califes se rencontrent régulièrement comme se rencontraient les fondateurs des deux confréries El Hadj Malick Sy et Cheik.Amadou " . 
Pourtant notre interlocuteur indique que l'adhésion à la Tidjania exclut toute appartenance à une autre confrérie et il ne manque pas de remarquer que " le mouridisme oblige à se .soumettre aveuglément au marabout ". 
SI l'on en croit Serigne Abdul Aziz , le tidjane doit surtout venir ici à Tivaouane se recueillir devant les mausolées d'El Hadj Ma1ick Sy et de son deuxième fils El Hadj Mansour Sy. Il est également recommandé de participer à deux sortes de pèlerinages, le gamou équivalent en langue ouoloff du Mouloud, commémoration de la naissance du Prophète, qui a lieu généralement en. janvier; la ziara ou visite générale au calife qui se déroulé en avril. L'aimable cicérone non seulement admet mais souligne lui-même l'importance de l'appartenance à la Tidjania. Très clair sur ce sujet, il dit : " Les chefs tidjanes avaient, à l'époque coloniale pressenti le poids de la puissance française au Sénégal et celui de la puissance anglaise en Gambie ? aussi avaient-ils recommandé à leurs adeptes la compréhension à l'égard des colonisateurs. Cela n'impliquait pas soumission, mais collaboration " Et il rappelle à ce sujet : " El Hadj Malick Sy était en concertation permanente avec l'administration française. Le gouverneur du Sénégal le consultait sur 1es grandes questions et de son côté, lui-même n'hésitait pas à solliciter l'avis du gouverneur sur ce qui le préoccupait …Senghor a longuement vu Serigne Babacar Sy avant d'entrer dans l'arène politique et a trouvé en lui un père et un ami. Aujourd'hui, le calife soutient ouvertement le chef de l'état sénégalais parce que celui-ci est doté d'une grande sagesse... ". 
Réputés plus ouverts, moins xénophobes que leurs " concurrents " appartenant a la Quadriya ou au mouridisme, prêchant un islam doctrinalement plus pur que ces derniers, les tidjanes occupent une place de choix dans le monde politique sénégalais. Ancien résident du groupe parlementaire socialiste à l'Assemblée, le premier ministre, M. Habib Thiam est membre de la confrérie tidjane. C'est aussi le cas du président de la République Abdou Diouf, qui était considéré depuis déjà de longues années comme le dauphin du président Senghor. 
El Hadj Abdul Aziz Sy, actuel calife général des tidjanes, ignore la ponctualité. Il est d'usage courant pour lui d'honorer ses rendez-vous avec plusieurs heures de retard. Relativement aisé pour le croyant, le contact avec les marabouts est d'ailleurs habituellement semé d'obstacles 
pour le curieux ou le simple visiteur. 
Le plus difficile est d'abord de localiser l'intéressé. Dans le cas d'El Hadj Abdul Aziz Sy, l'obstacle principal est précisément son extrême mobilité. Le calife général des tidjanes vivant en principe à Tivaouane, il semble logique de s'y rendre. Hélas, il vient de partir pour Saint-Louis... Dans cette ville on apprend qu'il vient de se rendre à Dakar... Retrouver sa piste dans la capitale n'est pas une opération aisée, car le calife dispose là-bas de plusieurs résidences, ce qui sert son prestige personnel, lui permet d'échapper aux importuns, lui laisse, dans le refuge de l'anonymat, le temps de se consacrer à la prière. 
 
Lénifiants 
A Phann-Résidence, dans une des banlieues cossues de Dakar. au fond d'une allée bordée de bougainvillées, quelques familiers du calife devisent avec animation devant une villa moderne, confortable, mais sans grande caractère. Dans la cour, une CX Pallas noire en stationnement. Dans le vaste hall qui débouche sur cette cour, une quinzaine d'hommes égrènent des chapelets en marmonnant des prières. Quatre femmes somnolent dans de profonds fauteuils. Il faut patienter, attendre l' " homme de Dieu ", qui a l'éternité devant lui, le grand dignitaire qui connaît l'art de se .faire attendre. 
Boubou bleu brodé, chéchia rouge vissée sur le crâne, septuagénaire chenu, comme abattu par la fatigue plus encore que par l'âge, El Hadj Abdul Aziz Sy est accroupi sur un tapis. A ses côtés, un téléphone, un attaché-case, des jus de fruits et plusieurs flacons, de ,tranquillisants. 
Homme de la tradition, notre interlocuteur n'est pas ennemi du modernisme. Contrairement au 
porte-parole des tidjanes, il ne dit rien de l'époque où il y a deux décennies, la confrérie soutenait les opposants du Parti de la solidarité sénégalaise (P.S.S), en lutte contre Léopold Sedar Senghor et ses amis. Il se veut en bons termes avec tous les politiciens, parce que " la religion et la politique doivent s'épauler, se compléter… parce que la religion doit être subordonnée au pouvoir établi, excepté si … ". Sur ces exceptions possibles il se refuse à toute précision. 
En revanche, El Hadj Abdul Aziz Sy se répand sur les bonnes relations que les tidjanes entretiennent selon lui, avec les mourides (affirmation, hélas ! trop souvent démentie par 1es faits), cite les versets du Coran qui invitent tout bon musulman à. se soumettre avec déférence aux autorités " musulmanes ou non, pourvu qu'elles soient éprise de justice ". Ce mélange de paroles lénifiantes et de lieux communs, cette réserve prudente et permanente convenaient aux anciennes autorités colonia1es et ne sont pas pour déplaire à certains de leurs successeurs, au moins à ceux qui n'apprécient pas les contestataires. 
Tout en admettant que l'islam sénégalais est divisé et que ces divisions lui sont très préjudiciables, notre interlocuteur se réserve le mot de la fin, avant un denier salaam, lorsqu'il conclut: " S'agissant des tidjanes, des mourides, de la Quadriya, les confréries sont à l'islam ce que l'infanterie,la marine et l'aviation, qui toutes concourent à la défense de la patrie, sont au ministère de la défense nationale… " Voilà peut-être ce qui explique pourquoi l'histoire politique contemporaine du Sénégal a été dominée par les efforts déployés, tant par les dirigeants que par les opposants, pour s'assurer sinon le concours, du moins la neutralité, des confréries et de leurs chefs. 
 
Philippe Decraene

 

 

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Modifié en dernier lieu le 2.02.2009
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